Bien que le VIH se soit banalisé au fil du temps, le HIV Berodung que dirige Laurence Mortier doit encore faire face aux clichés, aux tabous mais aussi à la hausse récente des IST.
Laurence Mortier a quasiment tout connu au sein du service HIV Berodung de la Croix-Rouge luxembourgeoise. D’abord bénévole afin de distribuer des préservatifs et d’organiser des actions de sensibilisation puis coordinatrice de prévention, elle en est désormais la chargée de direction. Depuis son poste et à partir de ses années d’expérience, elle tente d’expliquer la hausse récente du nombre d’infections sexuellement transmissibles (IST) en Europe, Luxembourg compris, tout en retraçant l’histoire du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) dont l’image et la prévention ont évolué sous ses yeux.
Dans les thématiques et la méthode de travail, qu’est-ce qui a changé depuis vos débuts dans la prévention du VIH ?
Laurence Mortier : Lors de mes premières interventions, que ce soit dans les lycées ou les prisons, on se focalisait beaucoup sur le VIH et l’usage du préservatif à l’époque. Aujourd’hui, mes collaborateurs de la prévention incluent dans leur prévention les autres IST. On ne va plus parler que du VIH. On parle vraiment d’infections sexuellement transmissibles, y compris la syphilis, gonorrhée et chlamydia.
Ils vont également inclure les autres outils de prévention. Oui, le préservatif reste un des meilleurs outils mais ils vont évoquer les autres comme, par exemple, le dépistage qui reste le seul moyen de savoir.
Et aussi, ils vont aborder tout un volet consentement et parler de la pornographie, ce qui est quelque chose qui a changé en 20 ans. C’est-à-dire que les jeunes ont d’autres modèles de représentation de la sexualité qui sont, avec le smartphone, très accessibles. Donc on leur demande aussi : « Qu’est-ce que d’avoir des relations sexuelles, si l’on doit tout accepter ou si l’on peut faire comme sur les vidéos?« .
On ne peut plus parler que du VIH de façon linéaire : définition, transmission, préservatifs, traitements et point. Je pense que cela n’intéresserait pas les jeunes parce que, notamment, l’image du VIH a changé.
De quelle façon l’image du VIH a changé selon vous ?
Quand j’étais jeune, j’ai souvenir de ces images à la télévision où l’on parlait de cette maladie qui tuait des gens, où l’on voyait des transports de malades, avec les premières images aux États-Unis où les gens étaient habillés comme pour le covid et l’on venait les chercher à la maison pour les amener à l’hôpital. C’était vraiment : « Sida égale mort« .
Puis, en 1996, il y a eu l’arrivée des trithérapies (NDLR : traitements avec l’association de trois molécules) et cela a vraiment été révolutionnaire. Au lieu d’avoir 20 cachets par jour, avec énormément d’effets secondaires et avec une réussite incertaine, la trithérapie a réduit les doses.
L’efficacité a révolutionné vraiment l’infection ainsi que la prévention parce qu’on s’est rendu compte que l’on pouvait aussi utiliser la trithérapie en préventif. On arrivait à avoir un espoir pour que les parents positifs puissent avoir des enfants négatifs. Il y a également eu l’usage en traitement post-exposition afin de diminuer le risque de nouvelles infections.
Et donc avec tous ces traitements, nous en sommes arrivés à faire des messages positifs. Cependant, j’ai l’impression avec le recul que de ces messages positifs, les gens n’ont entendu que le positif et ont omis tout l’autre côté du message. Malgré tout, il faut quand même se protéger!
L’image du VIH a changé
Est-ce que cette tendance positive a conduit à un relâchement qui peut expliquer la hausse du nombre de cas d’IST ces dernières années ?
Je me posais la question avec un collaborateur sur l’explication de la hausse des infections sexuellement transmissibles. Lui m’a simplement dit : « Parce qu’elles se guérissent« . Je ne dis pas que c’est la seule explication, mais, effectivement, nous avons fait des messages disant « Testez-vous parce que ça se guérit. Testez-vous pour le VIH parce qu’on peut le contrôler et que, dans le pire des cas, il y a un traitement« .
Pour le VIH, non cela ne se guérit pas. Cela reste encore un traitement à vie, avec des contrôles réguliers chez le médecin, même si c’est vrai que les traitements sont super efficaces. Je connais des gens infectés depuis 20 ans et malgré tout, nous ne savons pas encore jusqu’où cela peut mener.
Il faut tout de même dire que pour le Luxembourg, la hausse du nombre d’IST peut s’expliquer aussi par une loi de 2018 qui a obligé les laboratoires à déclarer les IST. Toujours est-il qu’ailleurs en Europe, les chiffres augmentent tout de même.
Pour le grand public, la hausse de la syphilis notamment est surprenante, car il s’agit d’une « vieille« maladie.
Quand j’ai commencé en 2005, la syphilis revenait lentement donc ce n’est pas nouveau, il s’est quand même passé 20 ans pour que tout d’un coup, le grand public, on en vienne à en reparler. Effectivement, c’est une maladie qui était considérée comme disparue mais ce qui n’a pas changé par rapport à il y a 100 ans, c’est que c’est toujours une infection qui est une grande dissimulatrice comme on l’appelait à l’époque.
Les personnes n’ont pas le réflexe de se tester pour la syphilis, car est elle asymptomatique pendant plusieurs années. C’est peut-être pour cela aussi que la syphilis revient. On a beaucoup parlé du VIH pendant les années 80-90, moins des IST dont la syphilis. Quand j’ai commencé à travailler, elle réapparaissait surtout chez les homosexuels qui étaient, eux, donc plus sensibilisés.
Je pense que les gens n’ont pas conscience du risque. Je me souviens de dépistages il y a trois ou quatre ans où lorsque l’on demandait « Est-ce que vous avez déjà entendu parler de la syphilis?« , peu savaient ce que c’était. À la limite, on pense à Maupassant ou Al Capone et que c’est une maladie de personnalités. C’est vrai que l’on n’en parle peut-être pas assez, mais parler de maladies après covid c’est compliqué. À un moment, les gens ne veulent plus entendre parler d’infection. Il faut quand même dire qu’avoir la syphilis est un facteur de risque pour le VIH.
Dans ce cas, le VIH et les IST sont-ils encore des sujets tabous ?
Je connais une bénéficiaire qui n’a aucun mal de parler de son VIH, qui a déjà fait des interventions dans les écoles mais qui me disait : « On ne peut pas en parler à tout le monde« . Elle parlait surtout du corps médical où lorsque l’on dit que l’on a le VIH et qu’on doit prendre un traitement, on ne se sent pas compris. Est-ce que c’est de la maladresse ou de la méconnaissance?
En tout cas, dans nos bénéficiaires, il y en a qui témoignent encore être victimes de discrimination et c’est malheureux, mais c’est dans le corps médical notamment. Un kiné qui met des gants pour faire un soin à un bénéficiaire, pourquoi? Chez les dentistes, pourquoi on leur donne le dernier rendez-vous de la journée?
Certains parlent très facilement de leur VIH, mais d’autres prennent leur traitement en cachette de leur partenaire et n’oseront pas le dire. Je ne sais pas si oser est un bon mot, mais il faut du courage, oui. Et s’il n’y avait pas toute cette discrimination, il n’y aurait pas besoin de courage.
Lors de mes derniers suivis, j’entendais la peur de certains. « Si je le dis et qu’on me rejette? Si je le dis et que ça arrive aux oreilles de mon employeur?« Il reste donc des tabous qu’il faut combattre en communiquant et quand tout le monde saura en parler facilement, les gens se testeront aussi beaucoup plus.
Les gens n’ont pas conscience du risque
À quel point le dépistage devrait être plus pratiqué ?
Il faut savoir qu’il y a des modèles européens qui définissent un petit peu le nombre de personnes infectées par pays et ces modèles estiment qu’il y a quand même 100 personnes infectées au Luxembourg qui ne le savent pas. Peut-être qu’elles ne se sont pas fait dépister parce qu’elles n’estiment pas avoir pris de risque et cela est lié à une fausse image, comme pour les tabous.
On pense que c’est toujours lié à une vie sexuelle super active. Non, il suffit d’une fois avec un ou une partenaire. Je pense qu’il y a des personnes qui ne se sentent pas concernées parce qu’elles se disent : « Moi, j’ai toujours eu des relations avec des personnes stables« . Mais cela ne veut pas dire que le ou la partenaire en question n’avait pas une vie sexuelle super active et débridée. Je l’ai entendu cette fameuse phrase : « Mais il était clean pourtant« . Peut-être que lui-même ne le savait pas non plus.
Il reste donc encore des schémas qui sont ancrés au niveau de croyances et de perceptions faussées. Et la première fois, c’est comme lors de la première relation sexuelle ou du premier entretien d’embauche. C’est toujours un moment de stress. « Qu’est-ce qui va se passer? Qu’est-ce qu’on va me dire?«
J’adore quand des jeunes ou des personnes en général viennent pour leur premier test parce que je dis toujours que c’est super parce qu’au moins ils font le pas maintenant. Le jour où ils auront besoin de faire un test, qu’ils n’ont pas mis de préservatif par exemple, alors ils auront le réflexe. Mais il ne faut jamais être alarmiste parce qu’être alarmiste, ça n’a jamais fonctionné pour la prévention.

Une fois dépistée, qu’est-ce que la personne peut trouver auprès du HIV Berodung ?
Nous sommes spécialisés dans le VIH donc on connaît l’infection, les modes de transmission, les traitements et l’on a acquis de l’expérience en entendant justement des témoignages sur les peurs, les craintes et les anxiétés de chacun. Je ne dénigre pas mes collègues psychologues, mais chaque psychologue a aussi ses spécialisations. Ici, parler du VIH implique de prendre en compte une panoplie de choses qu’une personne qui ne s’est pas intéressée à l’infection n’a pas.
Au moment de l’annonce, il y aura ce moment de gêne pour le psychologue qui se demande comment il va naviguer avec la personne. Ici, au moins, c’est quelque chose qui n’a pas besoin d’être annoncé. Nous, on travaille sur comment la personne se sent et comment elle va vivre avec.
Et puis, certaines personnes ne comprennent pas pourquoi elles doivent prendre un traitement alors qu’elles ne sont pas malades ou d’autres qui arrêtent leur traitement parce qu’elles vont bien donc il faut les guider, montrer qu’elles ne sont pas seules.
Y a-t-il des phases dans le processus d’une personne qui apprend à vivre avec le VIH ?
C’est propre à chacun mais j’ai tendance à le comparer à un processus de deuil, où l’on retrouve différentes étapes, du déni à l’acceptation et la vie qui continue. Il y en a qui entrent directement sous traitement après avoir eu la nouvelle et d’autres qui vont disparaître du parcours de soins et qui vont revenir quelque temps après, quand elles auront intégré la nouvelle.
État civil. Laurence Mortier, 49 ans, est mariée, mère de quatre enfants et réside en Belgique.
Formation. En 1999, elle est diplômée de l’université de Liège en psychologie clinique, avec comme orientations la connectivité comportementale, les addictions aux toxicomanies et la psychologie de la santé. Elle consacre son mémoire à la prévention du sida dans une population de femmes adultes. En 2004, elle obtient également un diplôme universitaire en promotion de la santé de l’université Henri-Poincaré à Nancy.
Réfugiés. D’octobre 2001 à février 2005, elle est animatrice socio-culturelle et responsable de projet FER (Fonds européen pour les réfugiés) de l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI). Elle réalise, entre autres, des permanences psychosociales ainsi que des séances d’éducation à la santé pour les femmes demandeuses de protection internationale.
HIV Berodung. C’est en 2000 qu’elle découvre HIV Berodung qu’elle soutient bénévolement. Avec sa formation de psychologue, elle y entre véritablement en juillet 2005 en tant que coordinatrice de prévention. Elle devient ensuite chargée de direction adjointe du service en 2019, puis chargée de direction en novembre dernier.
Comité sida. Depuis 2007, Laurence Mortier est membre du Comité sida où elle a commencé en tant que coordinatrice des plans d’actions nationaux mis en place tous les quatre ans contre le sida, les hépatites infectieuses et les MST. Sa fonction de chef de service du HIV Berodung ne lui permettant pas d’occuper ces deux casquettes, elle est donc devenue vice-présidente du comité depuis.